I)  TEXTE RELATIF A  LA LANGUE FRANÇAISE

Charles Bally, La Crise du français. Notre langue maternelle à l’école.

Dans un petit ouvrage, paru en 1930 aux éditions Delachaux & Niestlé S.A. (Neuchâtel et Paris), le célèbre linguiste reprend en les développant les idées qu’il exposa, à la demande du Département de l’instruction publique du canton de Genève, dans une série de cinq conférences données à l’Université au printemps de cette année-là. Les autorités scolaires de l’époque, confrontées à un cri d’alarme concernant l’état du français en Suisse romande en général, avaient décidé une réforme de l’apprentissage de la langue maternelle dans l’enseignement primaire et secondaire. Ce livre important a fait l’objet d’une réédition en 2004, précédé d’un avant-propos de Jean-Louis Chiss et de Christian Puech (Librairie Droz, Genève-Paris)

LE FRANÇAIS CLASSIQUE

Sous sa forme classique et académique, le français a été longtemps la langue d’une aristocratie, une langue de classe : façonnée, polie, affinée par une élite de littérateurs, de philosophes et de grammairiens, imposée par la cour, elle est devenue et reste un outil dur à manier pour qui n’a pas de loisirs ; pour bien connaître le français, il faut avoir du temps devant soi. L’éminent linguiste français Antoine Meillet, écrivait en 1917 :

« La crise du français, dont on s’est plaint dans les dernières années, n’est pas nouvelle. Il a toujours été difficile d’écrire le français littéraire, qui, dans sa forme fixée, n’a jamais été la langue que de très peu de gens et qui n’est aujourd’hui la langue parlée de personne. La difficulté grandit de jour en jour à mesure que grandit la différence entre le parler de tous les jours et cette langue fixée, au fur et à mesure aussi qu’on s’éloigne et du temps et des conditions sociales où la langue littéraire  été constituée. »(Les Langues de l’Europe nouvelle, 2e éd., Paris, Payot, pp. 174s.)

Une bonne partie des difficultés qu’on rencontre à chaque ligne quand on veut écrire une page de français, s’explique, historiquement, par un obscur instinct de différenciation sociale, par le désir inconscient de tenir à distance le vulgaire et d’empêcher le roturier d’écrire comme l’homme bien né. C’est un peu pour la même raison que la littérature classique, inspirée presque uniquement par des modèles grecs et latins, a été, au dix-septième siècle tout au moins, une littérature de classe, volontairement éloignée de la vie populaire et même de la vie nationale.

Ce caractère du français explique aussi la forme qu’a prise son action en dehors de ses frontières naturelles : l’universalité de la langue française 1Allusion au célèbre Discours sur l’unversalité de la langue française d’Antoine dit le comte de Rivarol (1753-1801). Cf. Manuel de stylistique française de J.-J. Richard, pp. 220s. est toute relative, parce que cette langue n’a jamais pénétré, au-delà des élites, dans les couches profondes 2Cf. par exemple le livre de Claude Duneton, Parler croquant, Paris, Stock, 1973. ; il suffit pour s’en rendre compte de penser à la diffusion, autrement radicale, de l’anglais ou de l’espagnol ; mais cette diffusion implique une simplification ; une langue compliquée ne se propage pas universellement ; son action demeure qualitative (c’est d’ailleurs tout à son honneur).

A propos des difficultés du français, < redonnons la parole à > M. Meillet :

« Toute personne qui ne s’est pas donné une culture supérieure est incapable de manier cet instrument ajusté par des hommes qui ont passé par la scolastique, par la connaissance de l’Antiquité, et par les subtilités de la science et de la philosophie depuis le XVIe siècle. Qui ne s’est pas assoupli l’esprit par une longue gymnastique est hors d’état d’écrire le français avec quelque propriété d’expression. Le français d’un demi-lettré fait sourire presque à chaque phrase ceux qui, grâce à la culture générale de leur esprit et à l’apprentissage qu’ils ont fait de la valeur exacte des mots, connaissent leur langue. Cette connaissance exige tant de finesse naturelle, cultivée avec tant d’effort durant tant de temps, qu’elle devient une rareté. Bien peu de candidats, même aux examens les plus difficiles, la possèdent suffisamment. Il faut n’avoir pas conscience des difficultés pour se résigner, sans trembler à écrire quelques lignes de français. » (Ibid., p. 166)

Cette vérité – évidente pour tout homme de bon sens – n’a jamais été rendue palpable par les faits, pour la bonne raison que le français est tabou. Qui dressera la liste des innombrables chausse-trapes qui font trébucher à chaque pas ? Nuances imperceptibles sur lesquelles on ergote à perte de vue – c’est par nécessité que le Français est né grammairien. Impossible aussi : que de fois on est obligé de biaiser, de ruser, de tourner autrement. On peut se consoler en pensant que c’est là peut-être une gymnastique qui assouplit l’esprit. Rien ne serait plus utile pour le linguiste que d’étudier ce côté négatif des langues, les entraves qu’elles imposent à l’expression ; car ces incapacités s’expliquent le plus souvent par quelque caractère fondamental de l’idiome étudié.

*     *     *

Je voudrais donner ici, en manière de digression, quelques spécimens des difficultés du français envisagé à ce point de vue.

       Le vocabulaire d’abord. Le français donne la préférence aux mots simples ; il forme difficilement des composés – je ne parle pas des mots savants du type aviculture, hydrographie, etc. Il s’ensuit qu’en moyenne un mot simple français est chargé de sens beaucoup nombreux qu’un mot simple allemand ou anglais. Tantôt il s’agit de significations nettement différentes (homme, femme, garçon, fille, hôte, bois, propre, apprendre, etc.), tantôt, ce qui est plus délicat, le même mot exprime de multiples nuances qui chevauchent les une sur les autres (idée, esprit, sage, honnête, etc.) ; ou bien, dans les mots les plus usuels, significations tranchées et simples nuances coexistent (voyez par exemple Littré sous air, âme, cœur, etc.). La conséquence est que chaque emploi particulier des mots doit être précisé par le contexte, au sein même du discours, et l’on comprend l’effort d’attention qu’exige ce travail de combinaison, que  l’on nomme généralement souci de la propriété des termes. Scientifiquement, c’est le pendant sémantique d’un autre caractère qui sera effleuré tout à l’heure : la fusion des éléments phoniques dans le groupe rythmique. 

Si le français répugne à la composition, pour une raison analogue il pratique la dérivation d’une façon capricieuse ; les deux phénomènes sont connexes. Aussi le vocabulaire est-il tout percé de trous, et les familles de mots faites de pièces et de morceaux. On peut parler de la longueur d’une robe, mais non de sa °courteté ; d’une viande tendre, mais non de sa °tendreté ni de sa tendresse ; joli est flanqué de joliment, mais beau doit se passer de bellement. Edison est l’inventeur du phonographe ; Colomb est-il le découvreur de l’Amérique ? Il n’y a pas de préfixe privatif d’un usage général, comparable à l’allemand un- ; on dit impoli, mais discourtois ; *inaimable étant impossible, on se retranche derrière peu aimable, qui n’est qu’un succédané, et finalement ce sont de nouveaux mots simples auxquels on recourt. On connaît d’ailleurs l’oscillation entre r-, re-, et – ; pourquoi reparaître et réapparaître, refroidir, réchauffer et rafraîchir ? Dois-je dire rentendre ou réentendre ? Je n’ose risquer ni raimer ni réaimer ; ravoir est toléré, mais*je rai, *je raurai ! Signalons en passant l’angoissante question des mots en –al : des idéals ou des idéaux ? Contes moraux n’autorise pas propos banaux, matins glaciaux, etc.

Les outils grammaticaux sont difficiles à manier. L’emploi des articles ménage des surprises ; pourquoi dit-on vent d’est, d’ouest, à côté de vent du nord, du sud ? En été, à côté de au printemps, manger son pain avec du beurre à côté de sans beurre ? Sans aucune raison, une foule de verbes prennent avec l’infinitif les uns à, les autres de, les autres rien ; on dit décider de, se décider à ; on hésite entre aimer de, aimer à et aimer tout court, entre commencer de et commencer à. Il faut dire se souvenir de et se rappeler quelqu’un ; mais si je me souviens de vous est permis, °je me vous rappelle est impossible. La distinction entre de et par avec le passif – être lu de quelqu’un ou par quelqu’un, être compris de ou par quelqu’un – tourmente encore les grammairiens. Quand faut-il employer ce et quand cela ? On permet c’est vrai, on défend ç’a quelque raison d’être.

En syntaxe l’inversion de je expose sans cesse au ridicule : puis-je ou dois-je n’autorisent pas veux-je ? Veillé-je ? et vais-je ne doivent pas vous induire à risquer dors-je ? ou cours-je ? Les nuances artificielles attachées à la fausse négation ne s’aperçoivent à peine à l’œil nu : je crains que vous ne soyez en retard ; il est plus grand que vous ne croyez et il n’est pas plus grand que vous croyez. Il faut des ruses d’apache pour louvoyer entre les formes désormais impossibles de l’imparfait du subjonctif, les pusse, les susse, les entremêlassions, les assassinassiez ; prétendez-vous me faire dire que nous mourussions ? La syntaxe vieillotte du subjonctif n’est qu’une poussière de règles contradictoires. Comparer : après que nous fûmes partis et avant que nous fussions partis ; si vous avouez et quoique vous avouiez ; si vous pouvez et que vous veuillez ; il semble que vous ayez raison et il me semble que vous avez raison ; j’affirme que vous êtes innocent et je ne nie pas que vous soyez innocent. – Les désinences verbales refusent souvent leurs services : comment deviner si je dois voir un subjonctif ou un indicatif dans « je cherche un professeur que enseigne l’anglais à mes enfants »,  un subjonctif présent ou imparfait dans « je voudrais tant que tu réussisses ? – La place variable de l’adjectif épithète est une source précieuse de fines nuances, mais dans une foule de cas l’usage seul détermine la succession ; dans d’autres, ce procédé ne joue pas, surtout quand l’oreille impose son veto (phobie des monosyllabes trop nombreux et trop malaisés à détacher des autres mots où ils sont noyés). Essayez de dire, au lieu d’une molle couche, un mou lit ou un lit mou ; au lieu de dures paroles, de durs mots ! – Le français s’est débarrassé des flexions casuelles : cela ne va pas sans ambiguïtés dans des cas comme faites-le voir, faites-le entendre, je l’aime plus que toi, Pierre quitte Paul rassuré, etc 3Cf. supra, p. 87, note 2..

Deux groupes de faits ont un caractère encore plus général :

Le français construit les phrases de façon que les termes qui se suivent se déterminent de proche en proche (construction dite progressive) ; il s’ensuit de cela que toute relation établie à distance risque d’entraîner des équivoques, des coq-à-l’âne, au moins pour l’oreille : le conseil des ministres italien, groupe d’études catholique, vocabulaire par l’image de la langue française par Piloche, les fils des fonctionnaires morts à la guerre, j’ai des bonbons pour mes enfants qui sont dans ma poche, etc.

L’unité de syntaxe n’est pas le mot, mais le groupe syntaxique à accent unique terminal, dans lequel les mots se fondent les uns dans les autres : un brave enfant, assez utile, je vous vois, nous ne résistons plus, etc. Or l’analyse des éléments du groupe rencontre un obstacle redoutable : la structure de la syllabe. La syllabe française est une merveille de simplicité : dans les mots et groupes usuels, elle se compose normalement d’une seule consonne suivie d’une seule voyelle ; tout au plus trouve-t-on l’une ou l’autre suivie d’une consonne légère de l’espèce appelée sonnante (surtout r, l, y, w), donc des monosyllabes tels que pas, pré, plus, pois, par, pôle, paille, proie montrent les formes normales de la syllabation. Nous ne parlons pas, cela va sans dire, des mots savants, qui font violence à cette norme : extinction, suggestion (on a toujours envie de dire sugétion). Mais cette simplicité fait que les types possibles sont peu nombreux ; des syllabes identiques ou analogues ont grand-chance de voisiner dans le tissu de la parole. De là, danger constant de cacophonies, d’équivoques, de calembours  – le français est le paradis des faiseurs de calembours : je suis à peu près prêt, voilà ce qui m’a le plus plu, au moment de parler, pourquoi t’es-tu tu ? Vous, vous mangez bien, nous, nous nous nourrissons mal. Je suis Romaine hélas, puisque mon époux l’est. Il n’y a guère de groupes de sons qui ne puissent se prêter à des coupes diverses : je veux la voir / l’avoir ; trop heureux / trop peureux ; cela peut être utile / cela peut t’être utile.

       Il y a un français fait pour l’œil : nombre d’ambiguïtés subsistant pour l’oreille ne sont dissipées que par la lecture.  L’orthographe seule dit si l’on a un indicatif ou un subjonctif dans on lui envoya un ami qui le prévint / prévînt, un impératif ou un infinitifdans démontrez / démontrer que les trois angles d’un triangle… ; un infinitif ou un participe dans il se sentit frapper / frappé, un présent ou un imparfait dans nous pay[i]ons, vous raill[i]ez. Les coupes de syllabes propres au français créent une foule d’équivoques : la perception ou l’aperception ? la symétrie ou l’asymétrie ? On [n’]a cessé de vous avertir ; je suis tout[e] à vous.

       Le français ne permet souvent pas à l’oreille de distinguer le pluriel du singulier ; dans bien des cas la graphie seule donne la clé de l’énigme : un meuble à tiroir[s], un tas de cendre[s], des noms de lieu[x]. Heureusement que des noms d’animaux tranche la question ! Maint[s] crime[s] reste[nt] impuni[s], certain[s] paysan[s] possédai[en]t quelque[s] bien[s] ; leur[s] sœur[s] ; tant de soin[s], tant de peine[s], les rois même[s], etc.

       Ce bref aperçu d’un vaste sujet suffit à montrer quel dressage supposent ces difficultés, à quelle surveillance perpétuelle doit se soumettre quiconque prétend parler un français à peu près correct. Cette langue, on le voit, n’est rien moins que rationalisée, standardisée. Cela a son bon et son mauvais côté : bien qu’on puisse rêver un sport intellectuel d’une autre qualité, il est certain que ces mille obligations linguistiques sont une école d’assouplissement, donnent à l’esprit plus d’agilité, tout en retardant, par la peur du ridicule, l’expression spontanée de la sensibilité.

       Personne ne peut dire si les choses resteront en l’état ; mais certains indices, parmi lesquels il faut compter les fameuses crises, montrent que le français est en train de se démocratiser, ou, si l’on préfère, de s’encanailler. Cela  pourrait n’être d’ailleurs qu’une apparence : en fait on ne parle pas plus mal qu’autrefois, mais beaucoup plus de gens sont tenus de bien parler. Il n’y a pas très longtemps que la majorité des sujets parlants pouvaient s’exprimer dans le charabia le plus épouvantable, sans que personne en prît ombrage ; qui, en dehors de leur petit cercle d’action, s’avisait de les écouter ou de les lire ? Aujourd’hui, mille conditions nouvelles, suffrage universel, école obligatoire, circulation toujours plus active des élites, poussent sur le devant de la scène des masses compactes d’hommes qui autrefois seraient restés dans l’ombre et qui maintenant, par choix ou par force, jouent un rôle, agissent, parlent et écrivent pour un public. Et l’on s’étonne que tous ne soient pas du jour au lendemain adaptés aux exigences tyranniques de la langue ? Croit-on aussi que la langue, de son côté, ne devra consentir aucune concession, qu’elle résistera toujours à la poussée des tendances nouvelles, qui réclament un peu plus de simplicité, un peu plus de logique ?

II)  TEXTE RELATIF A  LA LANGUE FRANÇAISE

Charles Bally, La Crise du français. Notre langue maternelle à l’école.

LE FRANÇAIS DE ROMANDIE

On parle mal en Suisse romande, on parle plus mal qu’en France ; c’est là une de ces vérités massives, tombées définitivement dans le domaine commun et qu’il serait vain de combattre. Tout au plus pourrait-on demander une précision : qu’entend-on par « mal parler » ? S’agit-il de la manière dont nous nous exprimons ou de l’embarras de notre expression ? On peut bousiller avec un outil que l’on manie allégrement ; on peut aussi s’en servir timidement ou pas du tout.

En fait, on parle mal sur toute l’étendue du domaine linguistique. Prompts à nous charger de tous les péchés d’Israël, nous croyons être seuls à dire : se rappeler de quelque chose, partir à Paris, solutionner une question, je viens de suite, etc. : ces gentillesses nous viennent en droite ligne de France. On nous remet sans cesse sous le nez nos provincialismes, nos mots du terroir, notre prononciation : citez-moi, je vous prie, une ville de France qui n’a pas son parler régional, ses tournures originales, son « accent » !

C’est la peur d’être nous-mêmes qui paralyse notre élocution ; le conformisme nous enlève toute spontanéité. L’examen final de l’école secondaire s’appelle maturité. Horreur ! C’est un germanisme ; eh ! qui s’en douterait sans savoir l’allemand ? Allons-nous condamner jardin d’enfants sous prétexte que c’est la traduction de Kindergarten ? Nous n’osons plus annoncer nos « promotions », nos »vogues ». Vous verrez que bientôt les Genevois se résigneront à se dire Gènevois.*

Il y a, dans cette soumission au parler d’outre-douane, beaucoup de pusillanimité et pas mal de snobisme. Et pourquoi ne pas raisonner un peu avant de se soumettre ? Lorsqu’une expression locale répond à un besoin, comble une lacune ou libère l’esprit d’une entrave, pourquoi l’expulser de gaîté de cœur ? On rit de nous quand nous hasardons septante, huitante, nonante *: c’est le bon sens même qui réclame ces formes. Il est si commode de dire : déjeuner, dîner, souper ; mais non, il faut parler du petit déjeuner, du déjeuner et du dîner. Au collège de Genève on fait périodiquement des épreuves de latin, de mathématiques, etc. Hérésie ! Les élèves doivent composer en latin*, en mathématiques, même en … composition française ! Ces terribles provincialismes ne pourraient-ils pas être maintenus, au moins à titre de propositions ? Ils auront peut-être leur heure et entreront dans la langue s’ils sont utiles.

Et que faites-vous de ces mots du terroir genevois, qui ont le même bouquet énergique que nos vins du cru ? Vous leur préférez l’argot des titis de Ménilmontant et vous les laisserez périr avant qu’ils aient pu rajeunir quelque aspect de la pensée ou du sentiment. Il est sans doute trop tard pour rappeler à la vie des mots qui ont enchanté mon enfance [suit une liste de mots régionaux]. Sur toute la surface du domaine linguistique, les chaumières des campagnes et les ateliers des villes, les quartiers populaires, les écoles, les stades de sport recèlent des trésors d’expressions qui n’attendent que l’heureuse témérité d’un romancier ou d’un poète pour vivifier la langue et faire un peu oublier la fade tisane des emprunts au latin dont nous nous gargarisons.

Quant aux incorrections, aux solécismes, les Genevois n’en font pas une consommation plus abondante que les Français authentiques : lisez pour vote édification le petit livre de M. Guerlin du Guer : Comment écrivent nos fils et nos filles. Il reste que le solécisme fait beaucoup plus de mal que le provincialisme et le néologisme, car il attaque de front la grammaire. En vain se retrancherait-on derrière ce fait d’expérience, que ce qui est correct dans la langue d’aujourd’hui a été autrefois incorrect et barbare. Sans doute ceux qui condamnent se rappeler de oublient que son frère se souvenir de a dû le jour à une grosse faute : seul il me souvient de est correct, puisqu’il continue un impersonnel latin : mihi subvenit ; d’ailleurs de n’est pas moins barbare, puisqu’on devrait dire une chose me souvient 4Au sens de me vient à l’esprit.; entendre un bruit a remplacé un plus régulier entendre à, reflet du latin intendere ad, devenir fou, et à plus forte raison l’allemand verrueckt werden, ont été jadis aussi peu canoniques que le tour populaire tourner fou. Mais il n’en est pas moins vrai que tout ce qui change une pièce, si modeste soit-elle, du système de la grammaire est un danger, et l’on s’étonne de voir M. Paul Claudel, dans les Nouvelles littéraires du 3 mai 1930, rompre une lance en faveur de il est pareil °que son père, partir °à Paris, nous deux lui °on fera ça. Disons cependant que pour combattre les incorrections, il importe d’en connaître la raison d’être ; on ne fait pas des fautes pour le plaisir d’en faire ; c’est pour des motifs très sérieux que la langue tend à remplacer nous par on, que la bizarre tournure il y a Paul qui me donne des coups remplace souvent Paul me donne des coups. Ce n’est pas seulement la science du langage qui a intérêt à scruter la cause des incorrections, comme l’a si bien fait M. Henri Frei dans la Grammaire des fautes : le pédagogue doit, lui aussi, la rechercher s’il veut appliquer le remède à la bonne place ; on ne guérit pas une maladie qu’on n’a pas diagnostiquée. Tant qu’on n’a pas de bonnes raisons pour condamner, tant qu’on ne nous offre pas l’équivalent de ce qu’on supprime, rien ne sert de brandir l’épouvantail de l’usage.

Non, le malaise dont nous souffrons est autre : c’est la gêne de la parole, la pauvreté des moyens d’expression. La pensée, dès qu’elle s’élève au-dessus du niveau de la banalité, ne trouve pas d’aliment suffisant dans une langue parlée trop indigente, trop rudimentaire, et celle qui nous vient des livres ne se mêle pas à la substance de l’esprit, elle n’atteint que la mémoire. Un fossé se creuse entre le parler héréditaire et le langage acquis. Dans ses Conseils sur l’art d’écrire, qui devraient être le bréviaire de tous les maîtres de français, M. Gustave Lanson fait la même remarque à propos des lycées de France :

« Cette ignorance [de la langue] va à un degré incroyable, que ceux-là seuls qui ont interrogé des candidats aux examens peuvent soupçonner (…) Des mots qu’ils comprennent tant bien que mal, combien y en a-t-il qui soient à leur usage ? Le mot leur donne une idée plus ou moins ressemblante de la chose : mais la chose évoquera-t-elle le mot ? Le plus souvent, non. L’association qui lie une idée et une expression ne se fait chez eux que dans un sens, et comprendre l’expression n’entraîne pas la capacité d’exprimer l’idée. Enfermée dans un cercle étroit de mots, l’intelligence est à la gêne, ne peut pas développer ses pensées, et se trouve réduite à de vagues appréhensions, d’indécises tendances, qui ne se précisent pas faute de mots, et qui s’accrochent au hasard aux premières formules que la mémoire fournit. »

Ceux-là mêmes qui sont parvenus à concilier ces deux formes de langage redoutent d’exploiter leur conquête, de peur de paraître pédants à leur entourage. Un enfant avouait à l’institutrice de son école : « Nous savons bien que nous parlons mal ; mais quand on veut bien parler, on a l’air bête ! » Le plus souvent, le compromis n’aboutit qu’à un mélange hétéroclite des deux vocabulaires, les mots « écrits » faisant tache au milieu des mots « parlés » ; la syntaxe apprise jure avec les tours familiers qui l’environnent, et les phrases sont suspendues dans le vide ou se terminent en queue de poisson. Ce parler hybride et prétentieux a été stigmatisé par M. Thérive sous le nom de style gendarme ; il rappelle par certains côtés notre français fédéral.

L’indigence de l’élocution, poussée à l’extrême, est un mal qui, à travers la vie sociale, atteint les forces vives de la pensée ; paralysant la liberté des échanges d’idées entre les hommes, elle produit chez les individus des inhibitions, des refoulements qui altèrent parfois la santé morale tout entière ; M. Robert de Traz a fort justement insisté sur ce côté de la question dans ses articles du Journal de Genève. C’est à la guérison de cette maladie que doivent tendre tous les efforts ; c’est aussi l’idéal que je me suis proposé dans ce livre. Quant au remède, je ne le cherche pas dans le culte exclusif d’un français « écrit », présenté tantôt comme une langue morte, tantôt comme une langue sacrée, à la fois fétiche et tabou, planant au-dessus du parler quotidien comme une divinité au-dessus de la créature, mais au contraire, dans un système rationnel de correspondances établies entre les deux formes d’expression, pour permettre à l’esprit de se mouvoir à l’aise dans l’une comme dans l’autre. C’est ce principe qui m’a dirigé dans toutes mes démarches, c’est la clé de tous les exercices d’application que je propose.