La syntaxe est une faculté de l’âme 1Paul Valéry, Tel Quel, Choses tues.

« Notre langue n’ose jamais procéder que suivant la méthode la plus scrupuleuse et la plus uniforme de la grammaire : on voit toujours venir d’abord un nominatif substantif qui mène son adjectif comme par la main ; son verbe ne manque pas de marcher derrière, suivi d’un adverbe qui ne souffre rien entre deux ; et le régime appelle aussitôt un accusatif, qui ne peut jamais se déplacer. C’est ce qui exclut toute suspension de l’esprit, toute attention, toute surprise, toute variété, et souvent toute magnifique cadence. » 2François de Salignac de la Mothe-FÉNELON (1651-1715), Lettre sur les occupations de l’Académie française..

Discipline de l’agencement des mots dans la proposition et des propositions dans la phrase, laquelle obéit à un ensemble de règles, la syntaxe est la disposition ordonnée de termes, puis de groupes de termes formant des propositions.  Du substantif grec syntaxis / σύνταξις, qui signifie disposition ordonnée, ce mot désigne, dès le Ier siècle de notre ère, la construction grammaticale d’une phrase. Il implique la mise en ordre des mots et la composition formelle. En français moderne, « la syntaxe étudie les relations entre les mots dans la phrase : l’ordre des mots, l’accord sont des phénomènes de syntaxe. ». 3Bon usage, § 5, 4°.—Syntaxis dérive du verbe syntasso/ συντάσσω, qui veut dire disposer en un tout, ranger ensemble, composer un ouvrage et, chez Denys d’Halicarnasse, construire une phrase. Correspondant au latin constructio verborum / arrangement des mots dans la phrase, construction syntaxique (Cicéron, De oratore, 1, 17), syntaxis signifie la mise en ordre, la disposition ; chez Aristote, ce substantif prend les sens de composition, ouvrage, traité, puis, chez Plutarque, de construction grammaticale, syntaxe. — Sur les différents sens qu’a pris en français le terme de syntaxe au cours de l’histoire, cf. Dictionnaire historique de la langue française (Le Robert), s.v. 

Comme l’a bien vu Fénelon, le signe distinctif du français est l’ordre dit direct ou progressif, lequel énonce d’ordinaire : 1° le sujet ; 2° l’action ou l’état ; 3° le complément – allant ainsi du déterminé (l’objet à déterminer) au déterminant » 4Henri MORIER, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, p. 549. . Chaque élément est donc précisé par celui qui le suit. On a donc la chaîne dite directe : A←B←C←D←E, etc. Ainsi, dans la phrase enchaînée, l’ordre des termes liés obéit-il à des lois strictes, conformes au génie de la langue. Il y a inversion dès qu’un élément de la chaîne est déplacé.

« Pièce maîtresse de la grammaire française, la séquence progressive consiste à dire d’abord de quoi on parle, avant d’exprimer l’idée qui est le but de l’énonciation. Cet idéal est poursuivi dans toutes les formes d’agencement, depuis la phrase jusqu’à la constitution des mots. » (Ch. Bally) 5Linguistique générale et linguistique française, § 607. On voit dès lors combien des tournures du type °Migros magazine, °Payot Librairie, °Montreux Jazz Festival, °Transports services, °Genève marathon et tant d’autres appellations, calquées sur l’anglo-américain, où le déterminant précède le déterminé, sont contraires au génie, c’est-à-dire à l’essence même de la langue française ! 6Au lieu de revue de Migros, librairie Payot, festival de jazz de Montreux, service de transports, marathon de Genève. Sans parler de l’absence de la préposition de ni de la multiplication des capitales [majuscules] parasites, contraire aux règles de la typographie française. — Cf. dans le menu Fautes de français, les anglicismes et dans le menu rédaction, typographie et ponctuation.

Certes, on affirme traditionnellement que le français dispose les termes de la phrase dans l’ordre dit naturel et logique. Si c’est l’une de ses grandes tendances, il faut se garder toutefois d’en faire un principe absolu. Ch. Bally a suffisamment mis en évidence l’aspect affectif de la langue pour qu’on y observe une disposition des mots le traduisant (ordre affectif), sur laquelle vient se greffer la disposition harmonique, qui relève de l’ordre esthétique. Il n’en demeure pas moins, ne serait-ce que pour des raisons purement grammaticales, qu’en matière de disposition des termes à l’intérieur de la phrase, le français n’étant pas une langue flexionnelle ne jouit pas sur ce point de la même liberté que les langues pourvues de déclinaisons, comme le grec, le latin, l’allemand, le russe, etc. 7Sur ces questions de construction de la phrase française, on se reportera à notre Manuel de stylistique française, chap. IV, Figures de construction, pp. 219ss., auquel sont empruntés les éléments ci-dessus, ainsi qu’à la présentation qui en est faite dans le langage affectif selon Ch. Bally, d’après le Manuel de stylistique française.

« Ce qui, déjà à l’époque d’Henri Estienne (1528/31-1598), imprimeur du roi François Ier,  distinguait le français des autres langues, ce qui en faisait sa précellence était sa rare puissance métaphorique. Puis apparurent les qualités de clarté et de précision, ou plutôt de justesse qui se développèrent à partir du XVIIes.: clarté que s’attachèrent de nombreux grammairiens, à la suite de Vaugelas, à mettre dans l’organisation syntaxique de la phrase française, et justesse qu’autant de synonymistes et de vérificateurs de sens ont, par un travail soutenu, profondément imprimée dans la signification des mots français. »

« Le français, lorsqu’il est parfaitement lui-même, est toute probité. La syntaxe du français, si exacte, si exigeante, suffirait à le démontrer. L’expression de Pascal parler juste peut servir à résumer les règles de la syntaxe française. Si délicates qu’elles puissent paraître, ces règles sont le fruit d’un long et consciencieux effort de la langue en vue de parvenir à une plus fine justesse. » 8G. & R. LE BIDOIS, Syntaxe du français moderne, T. I, pp. VII-IX, passim. — « Ceux qui font les antithèses en forçant les mots sont comme ceux qui font de fausses fenêtres pour la symétrie. Leur règle n’est pas de parler juste, mais de faire des figures justes. » (Blaise PASCAL (1623-1662), Pensées diverses, éd. Lafuma 585-586, Sellier. 486).
Cas emblématique de cette quête inlassable de la justesse : les emplois et les nuances du mode subjonctif. Comme le montre l’étude qu’en font G et R. Le Bidois 9Georges Le Bidois (1861-1945) est le père de Robert Le Bidois (1897-1971)., l’essence du subjonctif est le dynamisme psychologique. En matière de syntaxe, c’est « l’analyse seule qui donne la vraie, la solide explication des choses. Mais entendons-nous : il ne s’agit pas de l’analyse logicienne, comme celle de la grammaire générale et raisonnée de Port-Royal, mais de l’analyse psychologique, celle qui se fait en demeurant sur le terrain psychologique, le terrain même de la vie. » 10IID., ibid., p. XII. — Ce qu’illustre on ne peut mieux l’importance de l’étude du langage affectif selon la méthode du linguiste suisse Charles Bally (1865-1947), disciple et successeur de Ferdinand de Saussure (1857-1913) à la chaire de linguistique générale et de comparaison des langues indo-européennes de l’Université de Genève, de 1913 à 1939.

Dernier point à noter : langue sociable par excellence, ce que Rivarol appelait son caractère social, le français est une langue de communication ; or « une langue sert les besoins de la communication lorsqu’elle permet de transmettre la pensée avec un maximum de précision et un minimum d’effort pour le parleur et l’entendeur. » (Ch. Bally) 11Ibid, § 600. Mettant en rapport divers individus du même groupe linguistique, le français, grâce à sa clarté, a un avantage certain sur nombre d’autres langues. Or, nous l’avons dit, cette clarté est le fruit d’un long travail, s’étant étendu sur plusieurs siècles.

Pour terminer cette brève présentation, redonnons la parole à Charles Bally, qui conclut son ouvrage Linguistique générale et linguistique française, publié en 1944, en ces termes, dont la résonance prophétique des dernières lignes n’échappera point au lecteur :

« En résumé, le français servirait mieux la communication s’il était un peu plus “rationalisé”; mais il met une sorte de coquetterie à ne pas l’être. Il a horreur de la règle rigide, horreur de tout ce qui pourrait conduire à l’automatisme, au travail linguistique exécuté en série. En français, il faut toujours compter avec l’imprévu ; un long entraînement et une attention de tous les instants ne sont pas de trop si l’on veut éviter les innombrables embûches que tendent, avec un touchant accord, le lexique, la morphologie, la syntaxe, l’orthographe. Le français a conservé trois cent cinquante verbes irréguliers qui cheminent à la débandade, et sont bien différents des verbes forts de l’allemand, classés en catégories apophoniques assez distinctes. Tout au long de notre étude, nous avons signalé les caprices de la formation des mots, des familles sémantiques, l’emploi des prépositions devant l’infinitif, celui du subjonctif, de la négation postiche ne, le danger des fausses relations, des calembours, des cacophonies, etc., etc. Alors que tout se démocratise, il demeure ce qu’il a été depuis l’époque classique : le truchement d’une élite et d’une aristocratie. Si la poussée internationale et affairiste où nous vivons venait à le bousculer et à le disloquer, on ne pourrait que déplorer l’avilissement de cet instrument unique d’une pensée faite de raison, de goût, de grâce et de mesure. Mais s’il faut que le français change ‒ et il ne peut échapper au changement ‒ on se souviendra que la volonté et la réflexion peuvent jouer leur rôle ; espérons que nos petits-neveux, tout en conservant ce que le français a d’incomparable, sauront faire la part du feu, en sacrifiant ce qui n’est que gêne pour la pensée, sans profit pour l’expression. » (Ch. Bally) 12Ibid., § 612.