Manuel de stylistique française

Conçu dans l’esprit de Charles Bally (1865-1947), l’un des disciples et collaborateurs, puis successeur de Ferdinand de Saussure – dont il édita, avec son collègue Charles-Albert SÉCHEHAYE, le Cours de linguistique générale en 1916 – ce manuel de stylistique française est fondé sur la théorie originale du linguiste genevois, lequel, selon le mot de Jules Marouzeau, est disposé à faire de la stylistique l’étude du langage tout entier. 1In Précis de stylistique française, p. 17 Pour Bally, en effet, la stylistique, étudie la valeur affective des faits du langage organisé et l’action réciproque des faits expressifs qui concourent à former le système des moyens d’expression d’une langue. La stylistique peut être, en principe, générale, collective ou individuelle ; mais l’étude ne peut présentement se fonder que sur le langage d’un groupe social organisé ; elle doit commencer par la langue maternelle et le langage parlé. 2Traité de stylistique française, vol. I, p. 1.

« Quel est le sens de phrases dont on connaît tous les mots ? » Cette question, paradoxale à première vue, ne l’est pourtant pas autant qu’il y paraît ! Formulée avec pertinence lors d’une discussion portant sur le contenu du cours de stylistique, tel qu’il était donné dans le cadre des Cours d’été de français de l’Université de Genève, elle pourrait être considérée comme étant, en partie du moins, à l’origine de cet ouvrage. Qui, en effet, lorsqu’il est confronté à une telle situation – on ne peut plus courante, au demeurant, quand on pratique dans son cadre naturel une langue que l’on maîtrise relativement bien – n’éprouve pas un certain désarroi ? C’est d’ailleurs ce genre de situation qui fait prendre conscience du fait que savoir une langue, c’est beaucoup plus qu’en connaître même un grand nombre de mots et de constructions grammaticales.

Comme Bally l’a mis en évidence, le langage réel présente dans toutes ses manifestations un côté intellectuel et un côté affectif, selon que les diverses faces de l’expression surgissent avec une intensité variant en fonction de la disposition du sujet parlant, de la situation et du milieu. C’est d’après cette conception du langage que Bally élabore sa propre stylistique, laquelle ne peut être que l’étude d’un système de relations entre l’esprit et la parole. 3Ibid., p. 12.

La théorie de Bally s’inscrit dans la phase phraséologique de l’histoire de la stylistique. Du grec φράσις / phrasis (caractère expressif) et λόγος / logos (étude), la phraséologie est la discipline qui examine les tours de phrase singuliers d’une langue, en particulier ses idiotismes. En établissant un relevé aussi exhaustif que possible, elle les classe selon les situations de communications ou les niveaux de genre, visée d’une importance considérable, puisqu’elle s’attache à la manière dont est reçu le message et aux conditions sociales de l’échange linguistique. La stylistique étudie donc les faits d’expression du langage organisé au point de vue de leur contenu affectif, c’est-à-dire l’expression des faits de la sensibilité par le langage et l’action des faits de langage sur la sensibilité. (…) Si la stylistique s’attache à l’étude des faits d’expression d’un idiome particulier (langue maternelle ou langue étrangère), elle ne peut le faire qu’en s’attachant à l’examen d’une période déterminée de l’évolution de cet idiome. 4Ibid., pp.16 et 22, passim.

Conçus dans l’esprit de Ch. Bally, les soixante-deux exercices de ce manuel diffèrent passablement de ceux qu’il avait lui-même élaborés 5cf. Traité de stylistique française, vol. II. pour illustrer le premier volume de son Traité de stylistique française : outre le fait que la langue en est plus moderne, la principale différence réside dans le fait qu’ils ont, pour la plupart, un texte comme support, de caractère souvent humoristique. Si l’esprit de ce manuel est linguistique, au sens où l’entendait Bally, l’histoire de la langue, la syntaxe, la lexicologie, la poétique, la rhétorique, la littérature même y sont associées de manière harmonieuse, afin de concourir à un affinement de l’intelligence du sens et de la perception des sentiments colorant l’expression. Cet ouvrage comporte en outre une troisième partie importante, qui propose des notices biographiques de certains auteurs, des exposés grammaticaux, une brève histoire de la stylistique, ainsi que, regroupés par catégories, des textes variés, relatifs à la langue française notamment, et des poèmes. Enfin, un soin tout particulier a été apporté au choix des textes, tant sur le plan du contenu que sur celui du …style !

Faut-il souligner le fait qu’une telle conception de la stylistique, par l’analyse qu’elle propose du langage affectif, est, en dépit de son ancienneté, plus que jamais d’actualité, tant la langue d’aujourd’hui, aussi bien écrite qu’orale d’ailleurs, est marquée au coin de l’affectivité ? Or, comme en toute chose, l’abus est dangereux : en effet, si l’on privilégie les sentiments de manière excessive, au détriment de la raison la plupart du temps, on tombe dans l’émotionnel à l’état pur, voire dans le larmoyant. La publicité use et abuse du procédé, sans parler des prospectus envoyés par nombre d’associations caritatives, qui rivalisent de pathos en multipliant les récits de cas tragiques, afin d’inciter le lecteur sensible – et savamment culpabilisé – à ouvrir largement son portemonnaie…

Autres éléments importants du langage affectif : l’humour et l’ironie, auxquels est consacré un chapitre de l’ouvrage. Enfin, élément peu reluisant : la vulgarité, que la presse notamment cultive à l’envi : des salariés ne sont pas licenciés, mais virés, un passant n’est pas frappé ou battu par une bande de voyous, mais tabassé, on ne va pas prendre quelque chose dans un café ni manger au restaurant, mais boire un verre au bistrot et bouffer au resto ; après quoi, on retourne bosser, etc., etc. Sans parler des soi-disant humoristes qui confondent humour et vulgarité. Et que penser de la grossièreté de propos tenus par des hommes politiques, censés pourtant devoir donner le bon exemple… La grossièreté n’est pas une forme d’accessibilité, de familiarité dans le bon sens du terme, destinée au peuple, mais un manque singulier de respect, non seulement de celui-ci, mais de soi-même ! Ce n’est que vile démagogie.

Ce qui intéresse Bally, ce ne sont pas les mots argotiques pour eux-mêmes, mais les effets qu’ils produisent. Il les appelle effets naturels, s’ils suscitent chez les lecteurs ou les auditeurs des impressions agréables ou désagréables, dénuées de tout aspect rationnel, et effets par évocation, quand, par des associations inconscientes, ces derniers établissent un rapport indirect avec certaines manières d’agir, d’être ou de penser.

Attention ! Il convient de rappeler ici une distinction importante à faire entre deux termes volontiers pris l’un pour l’autre, notamment dans la pratique de l’enseignement : la langue et le style. Pour Bally, la langue peut être définie comme la somme des moyens d’expression dont nous disposons pour mettre en forme l’énoncé, tandis que le style est l’aspect et la qualité qui résultent du choix entre ces moyens d’expression. 6J. MAROUZEAU, op. cit., p.10.
Dans le même ordre d’idées, il faut se garder de confondre niveaux de langue et registres de langue. « Les registres sont en rapport avec les circonstances de la communication, un même individu utilisant les divers registres suivant la situation où il se trouve. » C’est ainsi que l’on distingue le registre familier – qui est celui de la vie courante, fréquent dans la langue parlée – le registre très familier – qui suppose une communauté d’âge, de condition sociale, d’intérêt (école, université, caserne, etc.) – et, à l’opposé, un registre soigné ou soutenu, qui « se réalise surtout dans la langue écrite, mais qui convient aussi à un cours, à une homélie, à un discours. » Enfin, on distingue encore un « registre très soutenu ou recherché, qui implique le souci de se distinguer de l’usage ordinaire. Il concerne surtout la langue littéraire. »

Les niveaux de langue, quant à eux, « correspondraient à la connaissance que les locuteurs ont du français commun, à leur instruction plus ou moins poussée cf Anglicismes : éducation. On pourrait distinguer le niveau intellectuel, le niveau moyen et le niveau populaire » 7BU, § 13 b.

Si ces notions ne sont pas toujours d’une netteté évidente, en raison notamment des sentiments individuels auxquels elles sont liées, il n’en demeure pas moins que ces niveaux se rattachent, par-delà une tradition bimillénaire de l’étude et de la pratique de l’art oratoire, aux trois grands niveaux de style de la rhétorique ancienne : le style simple et familier, le style neutre ou à peine soutenu et le style noble ou élevé. 8Cf. Manuel de stylistique française, Troisième partie, III) Histoire de la stylistique, p. 326.
Reste enfin à mentionner, en raison de son influence académique, une troisième rhétorique : la rhétorique normative ou prescriptive, liée à la question des niveaux de style et donc aux divers genres littéraires. Aux siècles classiques en effet, se développe une rhétorique normative du goût. C’est probablement sous l’influence de celle-ci que la stylistique a pris le sens d’art du style, c’est-à-dire « une manière d’esthétique du langage » (J. MAROUZEAU) 9C’est ce sens que rappelle, pour le condamner, ce linguiste et latiniste dans son Traité de stylistique latine, qui s’ouvre par ces mots : « On donne le nom de “Stylistiques” à des manuels scolaires où sont catalogués à l’usage des élèves les formes, les emplois, les significations, les constructions qui donnent au style sa qualité ; cette stylistique “normative” consiste à édicter des règles : “évitez telle tournure, employez telle autre ; imitez tel auteur de telle époque, de telle école, etc.” Ce n’est pas d’une telle stylistique que je veux parler ici. La stylistique ne doit pas être conçue comme un art, encore moins comme un code de règles scolaires. » Cf. Manuel de stylistique française, pp. 326ss..

L’auteur de ce site a écrit un Manuel de stylistique française, sous-titré « Etude pratique du langage affectif ». Cet ouvrage est accompagné d’un livre du professeur, donnant les corrigés des soixante-deux exercices, assortis de notices grammaticales. Publié à Genève, aux éditions Slatkine, en juillet 2006, il a été couronné du Prix Charles Bally, décerné en 2009 par la Société académique de l’Université de Genève.