La forme et le fond (ou contenu) : une relation étroite

La forme est la face visible du fond. (Charles Ferdinand Ramuz) 11878-1947

Malheur à qui méprise la forme. On ne dure que par elle. Une idée ne vaut que par la forme, et donner une forme nouvelle à une vieille idée, c’est tout l’art et la seule création possible à l’humanité. (Anatole France) 2(1844-1924)

      Cette célèbre distinction ne fait pas l’unanimité des critiques ni des stylisticiens : faut-il les dissocier, comme le pense Roger Martin du Gard, pour qui le fond et la forme sont aussi distincts que le lièvre et sa sauce. Est-ce que le lièvre naît en civet ? Ou bien ces deux notions sont-elles, au contraire, étroitement interdépendantes, selon l’expressive formule métaphorique de Flaubert : La forme est la chair même de la pensée, comme la pensée est l’âme de la vie ? On sait que le solitaire de Croisset cultivait la forme à son plus haut degré, souffrant le martyre avant que le style d’une page lui donnât entière satisfaction. Conscient de sa vocation d’artiste, il estimait que « le but de l’art, c’est le beau avant tout », faisant ainsi écho à cette opinion de Victor Hugo : Forma [en latin], la beauté, le beau, c’est la forme. Preuve étrange et inattendue que la forme, c’est le fond. Confondre forme avec surface est absurde. La forme est essentielle et absolue. La forme et le fond sont aussi indivisibles que la chair et le sang.
« Jamais les mots ne manquent aux idées : ce sont les idées qui manquent aux mots. Dès que l’idée en est venue à son dernier degré de perfection, le mot éclôt, se présente et la revêt. »  (Joseph Joubert) 3(1750-1824) — Et Gustave Lanson 4(1850-1934) de commenter : « Ecrire donc, c’est achever de penser. La forme, c’est l’organisation de la matière, et la pensée n’est véritablement née que lorsqu’elle est exprimée. Quand on pose ainsi le problème, on n’a plus que faire des recettes et des formules des rhéteurs et des grammairiens : on s’épargne une stérile et fastidieuse manipulation des mots et des phrases. Mais le labeur qu’on aperçoit n’est pas moindre ; il a de quoi épouvanter au contraire. » 5in Conseils sur l’art d’écrire, IVe partie, Elocution, chap. Ier (Paris, Librairie Hachette, 1896, p. 165). — La seconde partie de cet ouvrage repose sur les trois grandes subdivisions de la rhétorique cicéronienne : Inventio, dispositio, elocutio.

Ainsi, la forme est la pierre de touche de toute composition écrite, garante qu’elle en est d’intelligibilité et de permanence. Comme l’écrit Antoine Albalat 6(1856-1935), qui, à la suite de Victor Hugo (cf. supra), rappelle fort opportunément que forma, en poésie latine, signifie en bonne part beauté, à l’instar de son équivalent grec μορφή / morphè, dans la langue des poètes., dans L’art d’écrire enseigné en vingt leçons 7(26e éd., 1926, p. 44). Publié en janvier 1899 à Paris, chez l’éditeur A. Colin, ce petit ouvrage eut un immense succès, puisqu’il fut réédité presque chaque année jusqu’au début des années 30.. « Ici intervient la fameuse distinction du fond et de la forme. Les uns les séparent et les différencient : le fond, ce sont les matériaux, les pensées, la substance, le sujet ; la forme, c’est l’expression, le revêtement, l’habillement. Cela fait deux choses à part. Les autres disent le fond et la forme ne font qu’un ; on ne peut pas plus les séparer que le muscle de la chair. Il est impossible d’exprimer une idée qui n’ait pas une forme, comme on ne peut concevoir une créature humaine qui n’ait pas une âme et un corps. Quand on change la forme, on change l’idée, et de même la modification de l’idée entraîne celle de la forme. Travailler la forme, c’est travailler l’idée. La forme colle sur l’idée. Cette théorie est la vraie, et il faut s’y tenir. »

Il arrive néanmoins que, dans certains cas, on doive les dissocier, pour des raisons didactiques et pédagogiques notamment. Tout artificielle qu’elle est, cette dissociation est utilisée pour la correction de compositions et de dissertations, les deux critères d’évaluation étant affectés chacun d’un coefficient différent. Cela permet de ne pas désavantager le fond au détriment de la forme, dans le cas où les idées sont bonnes, mais l’expression écrite approximative, ce qui, soit dit en passant, nuit immanquablement au développement et à l’argumentation. C’est ainsi qu’on relève pour les sanctionner les négligences lexicales et grammaticales, les maladresses syntaxiques, les faiblesses de style, quand ce ne sont pas, phénomène malheureusement de plus en plus fréquent, de nombreuses, et même grossières fautes d’orthographe. Le contraire se présente aussi : forme excellente mais fond un peu sommaire. Aussi bien, plutôt que de dire : le fond est bon, mais la forme est mauvaise, ce qui en définitive n’a guère de sens, mieux vaut dire : Si vous améliorez la forme, le fond s’en trouvera du même coup amélioré lui aussi. C’est pourquoi il serait bon, dans les cours d’explication de texte, de ne pas réduire l’étude du style du morceau considéré à la portion congrue : le style a son importance, et l’on serait bien inspiré de lui accorder toute l’attention qu’il mérite. Et puis, si la forme est bonne, cela devrait davantage inciter à lire un texte bien écrit pour en découvrir le fond. L’art de l’expression ne s’enseigne guère. Il se forme surtout par la lecture. On ne peut guère donner que des conseils généraux et surtout mettre en garde contre les défauts qu’entraîne la recherche maladroite de l’originalité. (Daniel Mornet ) 8(1878-1954), in Cours pratique de composition française, Paris, Larousse, 1934, p. 237. — Spécialiste de l’histoire de la littérature française du XVIIIe siècle, il a écrit, entre autres ouvrages, une Histoire de la clarté française. Ses origines, son évolution, sa valeur, Paris, Payot, 1929.

« Presque toutes les choses qu’on dit frappent moins que la manière dont on les dit, car les hommes ont tous à peu près les mêmes idées de ce qui est à la portée de tout le monde. L’expression, le style fait presque toute la différence. Le style rend singulières les choses les plus communes, fortifie les plus faciles, donne de la grandeur aux plus simples. Sans le style, il est impossible qu’il y ait un seul bon ouvrage en aucun genre d’éloquence et de poésie. » (Voltaire)

Ainsi, forme et fond sont étroitement liés, au point de s’étayer mutuellement. N’en déplaise aux adversaires de la beauté formelle – qu’ils condamnent pour des raisons qui leur sont propres, de nature idéologique en général  – la qualité de l’expression linguistique, avant d’être une question d’esthétique, est une affaire de sens. Au point que le célèbre chercheur franco-américain Michael Riffaterre a pu dire « au fond, la forme, c’est-à-dire la personnalité de l’auteur, prime le fond 9Et non prime °sur le fond.». Il advient souvent, en effet, que le style d’une œuvre soit plus profondément original que la pensée de l’auteur. Quoi qu’il en soit, un texte, quel qu’il soit, a tout à gagner à être bien écrit. La forme ne peut se produire sans l’idée et l’idée sans la forme. Je crois la forme et le fond deux subtilités, deux entités qui n’existent jamais l’une sans l’autre. (Gustave Flaubert)
« Il y a une tradition de style de la langue française ; c’est la tradition classique, le moule régulier et tranquille, la structure académique et logique, dans laquelle ont écrit les Fénelon, les Rousseau, les Chateaubriand et Flaubert. Suivez cette coupe : elle est générale et domine tout. » (A. Albalat). 10Parce que l’auteur de Germinal « s’est élevé contre cette théorie », Albalat critique violemment dans son ouvrage le style de son contemporain Emile Zola « qui n’a qu’un don très brutal d’écrire, et qui n’a jamais daigné perfectionner sa forme ». Or qui, de nos jours, lit encore Albalat ?… Les critères stylistiques se sont diversifiés et enrichis, d’autres grands stylistes étant apparus depuis lors (cf. ci-contre, la liste d’auteurs et d’œuvres littéraires). En définitive, comme l’écrit Buffon dans son célèbre Discours sur le style, Le style n’est que l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées.