La grammaire est la servante de la pensée.
                                                                                                                              Adage latin

Discipline indispensable, “incontournable”, pour employer un terme à la mode, la grammaire est, de nos jours, malmenée et mal aimée, autant de l’enseignement que de l’usage des langues, tant maternelles qu’étrangères d’ailleurs. Or elle mérite mieux que le sort qui lui est habituellement réservé. Réduite en effet à la portion congrue, c’est-à-dire à quelques exemples dénués de tout exposé théorique, elle est souvent enseignée d’une manière superficielle, faisant tout juste l’objet, dans les manuels scolaires, de présentations schématiques, pour ne pas dire squelettiques et, de ce fait, par trop réductrices !

Les conséquences générales en sont patentes : méconnaissance flagrante des règles de la langue écrite – qui n’est pas de la langue parlée mise par écrit ! – graves lacunes morphologiques, orthographe grammaticale défaillante, indigence et insensibilité linguistique généralisée, expression écrite approximative, style relâché, voire franchement vulgaire. Autant dire que les lacunes grammaticales sont considérables ! C’est pour rendre à la grammaire la place qui lui revient, une place qu’elle n’aurait jamais dû perdre d’ailleurs, que l’auteur de ce site se propose de partager avec les utilisateurs non seulement les fruits d’une longue expérience de l’enseignement de la grammaire française, mais encore un certain nombre de réflexions que la pratique de disciplines aussi diverses que l’enseignement du français dans un pays étranger, l’enseignement de la traduction générale, de la traduction littéraire et de la stylistique française lui ont donné l’occasion d’élaborer et d’appliquer.

Philologue de formation, il doit à cette discipline qu’est la philologie classique le souci d’une expression correcte, c’est-à-dire intelligible dès la première lecture, comme le rappelle le célèbre distique d’alexandrins de l’Art poétique de Nicolas Boileau (1636-1711), ami de Molière, de Racine et de La Fontaine :

Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement
Et les mots pour le dire arrivent aisément.

La philologie étudie l’établissement et le classement des faits de langue, indépendamment de l’utilisation artistique et littéraire qui peut en être faite. L’idée de prendre pour objet d’étude les faits de langage remonte à l’école des grammairiens alexandrins, école qui s’était formée autour du célèbre Musée d’Alexandrie, à partir de la fin du IVe siècle av. J.-C., sous le patronage des Ptolémées 1Nom d’une dynastie de quinze rois macédoniens qui régnèrent en Egypte de 323 à 30 av. J.-C. Le fondateur de cette dynastie fut un des principaux généraux d’Alexandre le Grand, qui reçut l’Egypte en partage à la mort de ce dernier en 323 av. J.-C.. En français, le terme de philologie a pris, au cours de l’histoire, des sens divers. C’est ainsi qu’au XIVe siècle, philologie veut dire, au sens étymologique du terme, amour des lettres, érudition ; à la fin du XVIIes., on désigne de ce nom la connaissance des belles lettres et l’étude historique des textes. C’est au début du XIXe siècle que ce mot se spécialisera dans le sens d’étude d’une langue par l’analyse critique des textes. Ainsi, une étude philologique est désormais une étude de texte, grammaticale et linguistique, préludant souvent à une étude littéraire.

Si l’accent est mis ici sur la langue écrite, c’est que, ne l’oublions pas, on n’a peut-être jamais autant écrit que de nos jours ! De ce fait, il est indispensable de bien maîtriser la rédaction et l’écriture, en particulier ce que le linguiste genevois Charles Bally appelle le mode d’expression intellectuelle.

Les quelques considérations développées ici explorent une voie et présentent une voix, pour reprendre les mots de Jean-Marc Luscher, ancien directeur des Cours d’été de l’Université de Genève, voie et voix qui paraîtront peut-être surannées, c’est-à-dire vieillies et surtout hors de mode. Si nous optons pour cette approche, c’est non seulement en raison de notre formation de philologue classique, mais par conviction personnelle : nous croyons en effet que c’est un moyen efficace de pénétrer dans un monde passionnant et foisonnant, celui de la variété et de la richesse infinie des moyens d’expression 2Cf. Avant-propos de J.-M. Luscher dans Manuel de stylistique française et préface de J.-J. Richard le langage affectif d’après le Manuel de stylistique française.. Car, faut-il le rappeler, la  grammaire est avant tout une question de sens : le grand grammairien et historien de la langue française, Ferdinand Brunot, n’a-t-il pas intitulé précisément son monumental ouvrage la Pensée et la langue ?

Ayant toujours été d’avis qu’il est bon de comprendre le pourquoi des choses, nous croyons que l’enseignant doit dire pourquoi la langue s’exprime de telle ou telle manière, faisant ainsi discerner, par les nuances qui les distinguent, les finesses qu’elle est capable de traduire, ce qui permet de choisir, parmi les diverses possibilités qu’elle offre, celles qui reflèteront le mieux la pensée ; c’est que, de la sorte, on retient plus facilement les règles qui en régissent la grammaire. Quant au recours aux exemples d’auteurs, il contribue, par l’infinie variété des moyens d’expression que met en œuvre la langue littéraire, à l’enrichissement linguistique et culturel des utilisateurs de grammaires normatives.

On constate alors que nombre d’exceptions n’en sont en fait pas, que de prétendus idiotismes s’analysent parfaitement par le recours à la grammaire historique, que des tournures réputées inexplicables trouvent leur origine dans l’étymologie des mots les composant, quand ce n’est pas dans l’analogie. Pénétrant ainsi dans l’intimité d’un idiome, on est sensibilisé au fait que des mots communs à plusieurs langues ont souvent des sens très différents dans chacune d’elle, ce que l’on appelle de faux amis. De telles occurrences sont innombrables entre l’anglais et le français !…

En conclusion, plutôt qu’à un combat pour la grammaire, c’est à une réhabilitation de celle-ci que nous souhaitons contribuer. Convaincu qu’il y a moyen de rendre compte en termes simples de phénomènes syntaxiques même complexes, nous pensons que l’on peut parfaitement en démonter les mécanismes et en expliquer l’origine en recourant aux diverses disciplines que la philologie met à notre disposition.

Pour conclure cette brève apologie, nous citerons quelques lignes qu’a écrites Anatole France dans le Génie latin à propos de « la langue de La Fontaine » :

La Fontaine aimait les mots et savait les choisir. On n’est écrivain qu’à ce prix. Les mots sont des idées. On ne raisonne justement qu’avec une syntaxe rigoureuse et un vocabulaire exact. Je crois que le premier peuple du monde est celui qui a la meilleure syntaxe. Il arrive souvent que les hommes s’entr’égorgent pour des mots qu’ils n’entendent pas. 3Ce verbe doit être pris dans son sens ancien, étymologique et littéraire de saisir par l’intelligence ; le substantif en est l’entendement, qui désigne la faculté de comprendre. Ils s’embrasseraient s’ils pouvaient se comprendre. Rien n’importe au progrès de l’esprit humain autant qu’un bon dictionnaire qui explique tout, comme fait celui de Littré.