« La Fontaine aimait les mots et savait les choisir. On n’est écrivain qu’à ce prix. Les mots sont des idées. On ne raisonne justement qu’avec une syntaxe rigoureuse et un vocabulaire exact. Je crois que le premier peuple du monde est celui qui a la meilleure syntaxe. Il arrive souvent que les hommes s’entr’égorgent pour des mots qu’ils n’entendent pas 1Ce verbe doit être pris dans son sens ancien, étymologique et littéraire de saisir par l’intelligence ; le substantif en est l’entendement, qui désigne la faculté de comprendre.. Ils s’embrasseraient s’ils pouvaient se comprendre. Rien n’importe au progrès de l’esprit humain autant qu’un bon dictionnaire qui explique tout, comme fait celui de Littré. » (Anatole France) 2“Remarques sur la langue de La Fontaine” in le Génie latin (cf. infra, rem. 1°)
On appelle BARBARISME « l’emploi d’une forme qui n’existe pas dans la langue, soit qu’il s’agisse d’une création injustifiée, soit qu’il s’agisse de la déformation analogique d’une forme existante. » 3Cf. P. DUPRÉ, Encyclopédie du bon français, vol. I, s.v., p. 254. — Cf. infra, rem. 2°. Ainsi le verbe °investiguer, qui n’existe pas en français, ou la forme vous °faisez sont des barbarismes.
Outre les termes altérés, ceux que l’on emploie dans un sens autre que celui qu’on leur donne habituellement appartiennent aussi à cette catégorie de fautes de langage. Enfin, des incorrections morphologiques telles que des °chevals, °la °cheffe ; voilà ce qu’°encoure cet écrivain, ou des faux-sens tels que °courrier au sens de lettre sont des barbarismes caractérisés.
Des fautes de verbes comme °bruisser au lieu de bruire – la ville °bruisse de rumeurs, au lieu de bruit ; l’accusé ne se °départ au lieu de ne se départit pas de son calme ; cela °ressort de, pour ressortit à (cf. infra, rem. 3°) — ou des néologismes grossiers forgés par ignorance plus que par dessein, tels solutionner pour résoudre, °nominer pour désigner ou proposer pour un prix, sont aussi des barbarismes, soit des erreurs comme en commettaient en grec ancien les étrangers, que les Grecs appelaient de ce fait barbares » 4Cf. P. DUPRÉ, op. cit., s.v., I, p. 254. Les Romains à leur suite désignaient du même terme, latinisé, tous les peuples qui ne parlaient ni grec ni latin.
Autres barbarismes néologiques : dans un dépliant d’une organisation caritative, il est question d’enfants °malnutris. Il n’existe pas de verbe °malnutrir (formé sur la malnutrition) ; c’est sous-alimentés qu’il faut écrire. Ou encore ceci : « X, qui s’est toujours présentée comme la °défenseuse des femmes » : comme il n’existe pas de verbe °défenser on ne peut former (sur le substantif apparenté) un féminin en –euse, contrairement à chanteuse, baigneuse, dénoyauteuse, etc., termes féminins dérivés des verbes chanter, [se] baigner, dénoyauter. En revanche défendeur, défenderesse, formés sur le verbe défendre existent ; certes, défenseur a remplacé défendeur au XVIe siècle, mais non le féminin défenderesse ; c’est qu’ils sont tous les deux utilisés dans la langue juridique, langue conservatrice, comme chacun sait… 5Cf. Littré, s.v.— Le nom apparenté défenseur, formé à partir du substantif latin defensor, de la 3e déclinaison, est donc épicène ! Ce barbarisme manifeste l’ignorance – réelle ou feinte ? – des règles de la féminisation des noms de professions ou de fonctions à partir d’infinitifs verbaux.
Des fautes de verbes comme je vous °serais gré de me répondre dans les dix jours au lieu de je vous saurais gré (cf. rem. 4°) sont aussi des barbarismes.
Concernant la formulation d’un délai, l’expression correcte est celle de l’exemple, et non celle du jargon commercial d’aujourd’hui °à dix jours °net(s ?). — Pour ce qui est de sous dix jours, il a pour lui la caution d’excellents écrivains, mais dans les dix jours est plus naturel. 6Cf. P. DUPRÉ, op cit. vol. III, art. « sous ».
Nous conclurons cette section, extensible à l’infini, par ce commentaire désabusé des auteurs de l’ouvrage collectif qu’est l’Encyclopédie du bon français dans l’usage contemporain : « Il n’est pas question d’énumérer ici tous les barbarismes que l’on rencontre chez nos contemporains ; on trouvera les principaux à leur ordre alphabétique, ou plutôt la forme correcte, car il est dangereux d’imprimer les formes incorrectes. Malheureusement, ceux qui commettent des barbarismes en sont généralement inconscients, et n’iront donc pas chercher le mot à sa place. Essayons de les mettre en garde ici contre certaines fautes fréquentes : attention à bien connaître la conjugaison de verbes comme bruire, clore, conclure, échoir, se départir, tressaillir, vêtir ; attention à bien écrire et à bien prononcer des mots comme caparaçon, dégingandé, dilemme, hypnotiser, pantomime, rasséréner, rémunérer. » — Ajoutons que le Dictionnaire des difficultés de la langue française d’Adolphe V. THOMAS, paru aux éditions Larousse en 1956, donne, à la suite de l’article consacré au terme de barbarisme, une liste des principaux barbarismes et solécismes de notre temps, susceptible d’être allongée à volonté…
Remarques
1° A propos du titre de ce recueil, paru en janvier 1913, le lauréat du prix Nobel de littérature en 1921 écrit ceci : « Il ne faut pas croire ce titre de Génie latin ; on ne trouvera rien ici qui y réponde. C’est un acte de foi et d’amour pour cette tradition grecque et latine, toute de sagesse et de beauté, hors de laquelle il n’est qu’erreur et trouble. Philosophie, art, science, jurisprudence, nous devons tout à la Grèce et à ses conquérants qu’elle a conquis. Les anciens, toujours vivants, nous enseignent encore. » — On notera l’allusion à la célèbre formule du poète latin Horace (Epîtres, 2, 1, 156) : la Grèce conquise conquit son farouche vainqueur : Graecia capta ferum victorem cepit… En effet, si Rome triompha de la Grèce, dont la conquête s’acheva par la prise de Corinthe en 146 av. J.C., les Latins, découvrant la civilisation hellénique, en particulier la philosophie et la littérature, dont ils se sont largement inspirés, ont propagé dans toute l’Europe la culture devenue gréco-latine grâce à l’élite romaine hellénisante.
2° S’opposant à Grec, le terme de barbaros (βάρβαρος) désigne en grec ancien l’étranger, soit tout homme ne parlant pas la langue des Hellènes, Romains compris ! (cf. Cicéron, De Republica, 1, 58). Latinisé par les Romains sous la forme barbarus, il a gardé le sens d’étranger, s’appliquant à tous les peuples hormis les Grecs – et les Romains, bien entendu ! (cf. Cicéron, In Verrem actio, 4, 112 ; 5, 147). « Il est employé au figuré au sens de “rude, grossier, inculte”, en particulier pour qualifier un usage incorrect de la langue ». Le terme barbaros est « formé sur une onomatopée évoquant le bredouillement, l’expression incompréhensible : le sanscrit barbara “qui bredouille”, utilisé au pluriel comme désignation des peuples étrangers, se laisse bien rapprocher ». 7Dictionnaire historique de la langue française, 1993, t. I, art. « Barbare ».
3° Attention à ne pas confondre ce verbe intransitif du 2e groupe (inf. en –ir, part. prés. en –issant), qui se conjugue avec l’auxiliaire avoir, s’emploie avec la préposition à et signifie relever de, avec son homonyme du 3e groupe (inf. en –ir, part. prés. en –ant), qui se conjugue avec l’auxiliaire être, se construit avec la préposition de et veut dire sortir de nouveau ; être plus frappant, résulter. –– Ressortir à (qui signifie ici être relatif à, se rattacher à) vient de l’ancien français sortir, au sens d’obtenir par le sort, de recevoir en partage (une nationalité, p. ex., comme c’est le cas du ressortissant d’un pays) ; il veut donc dire d’abord : être du ressort ou de la compétence de qqn, de la dépendance de quelque juridiction : ces affaires ressortissent à (et non °ressortent de) la Cour d’appel (c.-à-d. relèvent de la Cour d’appel). Au sens courant, il signifie dépendre de, appartenir à.
4° Cet emploi idiomatique du verbe savoir, que connaît aussi l’allemand – jemandem für etwas Dank wissen – est un hellénisme remontant à Homère (IXe s. av. J.C. — cf. p. ex. Iliade, chant 14, v. 235) : χάριν εἰδέναι τινί / charin eïdénaï tini : savoir gré à qqn. Cette locution grecque peut se traduire comme suit : « savoir que l’on a du gré pour qqn, lui être reconnaissant dans le cœur ». 8E. Littré, Dictionnaire de la langue française, « gré ». Helléniste de formation, le célèbre lexicographe a notamment traduit en français l’œuvre du médecin grec Hippocrate (v. 460-377 av. J.-C.) — A noter que gré [qui vient du latin gratum, neutre de gratus, agréable, bienvenu] n’est pas un adjectif, mais un substantif signifiant ce qui plaît, ce qui convient. On le rencontre dans diverses expressions telles que de bon gré, à votre gré, de gré à gré, au gré de, etc.