LA DOUBLE CONSTRUCTION HYPOTHÉTIQUE SI… ET QUE + SUBJONCTIF
« Si le vieux poète [anglo-normand Béroul (1160-1213] revenait aujourd’hui, et qu’il s’enquît de ce qu’est devenue son œuvre, il serait émerveillé de voir avec quelle piété, quelle intelligence, quel travail et quel succès elle a été retirée de l’abîme sur lequel un seul débris surnageait, et remise à flot, plus complète même sans doute, plus brillante et plus alerte qu’il ne l’avait lancée jadis. »
Gaston Paris, in préface au roman de Tristan et Iseut “renouvelé” par Joseph Bédier (1864-1938), L’Edition de l’Art, H. Piazza, Paris, 1946.
« Si la Reine [Catherine de Médicis] et monsieur l’Amiral [de Coligny] étaient en un cabinet et que le Prince de Condé et monsieur de Guise y fussent aussi, je leur ferais confesser qu’autre chose que la religion les a menés à faire entretuer 300 000 hommes. »
Blaise de Lasseran Massencome, seigneur de Monluc (1502-1577) 1Soldat dès l’âge de 16 ans sous Bayard, héros des guerres d’Italie, resté célèbre pour sa résistance héroïque dans Sienne assiégée par les Espagnols (1554-1555) et finalement prise par ceux-ci, Blaise de Monluc servit aussi à la tête des armées loyalistes dans les trois premières guerres de religion entre catholiques romains et réformés (protestants). Il sévit contre ces derniers avec une rigueur impitoyable, non pour des raisons confessionnelles, mais politiques, les considérant comme des rebelles et des ennemis du roi qu’il fallait abattre en les terrorisant par tous les moyens. Chroniqueur français nommé maréchal de France par Henri III en 1574, il nous a laissé, sur le modèle des Commentaires sur la guerre des Gaules de Jules César, des Commentaires en VII livres – dont il dictait le texte à des secrétaires. Dans un style vivant, clair et plein de verve, il évoque en les rapportant fidèlement les événements de l’histoire civile et militaire liés à toutes les campagnes auxquelles il a participé entre 1521 et 1576. Ces Commentairesfurent publiés à titre posthume en 1592.
Souvent malmenée grammaticalement parlant, la double proposition hypothétique si… et que suivi du subjonctif de concordance des temps mérite d’être présentée, car cette construction syntaxique apparaît fréquemment dans les écrits d’aujourd’hui, comme l’attestent les exemples fautifs ci-dessous ‒ lus sur internet ‒ où la règle modale est transgressée :
“Si vous résidez à l’étranger et que vous °devez (au lieu de deviez) faire des démarches administratives ; si vous résidez à l’étranger et que vous °avez reçu (au lieu d’ayez reçu) une lettre de l’administration fiscale…”, etc.
Suivi de l’imparfait d’éventualité ou d’irréalité dans le présent, si coordonné à une seconde subordonnée de condition introduite par que entraîne le même temps (l’imparfait), mais du mode subjonctif, comme dans les citations de Gaston Paris et de Blaise de Monluc mises en épigraphe à cet article, et comme ce devrait être le cas dans la phrase suivante :
On dirait beaucoup moins de bêtises, si dans chaque phrase contenant le mot écrivain on lui substituait le mot plombier et qu’on °examinait (au lieu d’examinât) le résultat.
Suivi du plus-que-parfait d’irréalité du passé, si coordonné à une seconde subordonnée de condition introduite par que entraîne le même temps (le plus-que-parfait), mais du subjonctif :
S’il avait fait froid et que les terrasses °avaient été (au lieu d’eussent été) vides, les terroristes auraient tué ailleurs.
Ainsi, le mode employé dans le second membre de la phrase hypothétique, introduit par la conjonction universelle que, doit être obligatoirement le subjonctif.
REMARQUES. — Quand une seconde proposition de condition est coordonnée à la première, on distingue deux cas :
1o Si la seconde hypothétique n’a pas de lien logique avec la précédente, ou quand on veut insister sur sa valeur conditionnelle, elle est plutôt introduite par et si :
S’ils [les magistrats] avaient la véritable justice, et si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils n’auraient que faire de bonnets carrés (B. Pascal).
De même, lorsque l’on veut fortement accuser la valeur conditionnelle, et si est préférable à et que, même quand ce dernier serait parfaitement justifié, comme dans cet exemple : Si j’invite un camarade à dîner et s’il n’accepte pas tout de suite, je n’insiste jamais. (J. Romains) 2Cf. G. et R. Le Bidois, Syntaxe du français moderne, t. II,
§ 1625, où ces exemples sont analysés.
2o En revanche, si l’hypothétique coordonnée est avec celle qui la précède dans un rapport logique, la conjonction si est remplacé par et que introduisant un verbe au subjonctif de concordance des temps 3Iid., ibid. — Seule la langue populaire emploie en pareil cas l’indicatif : Si j’avais une fille et que j’étais du monde riche, je la donnerais au baron les yeux fermés, dit une domestique dans Sodome et Gomorrhe de M. Proust. :
Si on la [une rue] laisse sur la droite, et que l’on suive le bas de la côte Saint-Jean, bientôt on arrive au cimetière. (G. Flaubert) – C’était comme si vous bandiez un arc et que soudain vous ayez lâché sa corde. (M. Butor) – Si elle regardait et qu’il ne fût pas là, elle en était toute triste. (E. Zola) – J’ai fait mes ordonnances à l’aventure, et ce serait une chose plaisante si les malades guérissaient et qu’on m’en vînt remercier. (Molière) – Premier novembre ; la famille entière assiste aux vêpres des Morts. Les chants ont tonitrué dans l’église du village qu’une noire foule emplit, hurlant à l’unisson, comme si ses deuils étaient inconsolables et que se rouvrissent toutes les blessures des défunts. (J. de La Varende)
Dans l’exemple suivant, Bossuet substitue à l’indicatif plus-que-parfait d’irréalité, usuel après la conjonction si, la IIe forme du conditionnel passé dite littéraire, soit le subjonctif plus-que-parfait, auquel il met tous les verbes des propositions de condition de cette longue phrase :
Si Babylone eût pu croire qu’elle eût été périssable comme toutes les choses humaines, et qu’une confiance insensée ne l’eût pas jetée dans l’aveuglement, non seulement elle eût pu prévoir ce que fit Cyrus, puisque la mémoire d’un travail semblable était récente ; mais encore, en gardant toutes les descentes, elle eût accablé les Perses dans le lit de la rivière où ils passaient 4J.-B. Bossuet, Discours sur l’histoire universelle. — On notera que l’orateur chrétien emploie, dans la subordonnée déclarative, le subjonctif imparfait d’attraction modale, là où en français moderne on se contenterait d’un simple imparfait de l’indicatif ‒ qu’elle était périssable ‒ marquant un état durable, une vérité générale en fait, celle de la mortalité de toute créature, de toute chose en ce bas monde….
Et cet exemple, plus ordinaire : Si j’avais eu son adresse, je lui eusse fait livrer un bouquet de vingt-quatre roses. Ou bien : Si j’eusse eu son adresse, je lui eusse fait livrer… ; ou enfin : eussé-je eu son adresse, [que] je lui eusse fait envoyer un bouquet de vingt-quatre roses.
3o Quand la phrase hypothétique contient plus de deux données, on trouve fréquemment les deux constructions associées : Si je n’étais pas ce que je suis, si j’étais riche, d’une condition honnête, et que je t’aimasse autant que je t’aime, ton cœur n’aurait point de répugnance pour moi ? (Marivaux)
4o On peut aussi répéter le que représentant si autant de fois qu’il est nécessaire : Si ce jeune homme fût arrivé au moment de notre joie, qu’il eût apporté à Brigitte une lettre insignifiante, qu’il lui eût serré la main en montant en voiture, y aurais-je fait la moindre attention ? Qu’il m’eût reconnu ou non à l’Opéra, qu’il lui fût échappé devant moi des larmes dont j’ignorais la cause, que m’importait si j’étais heureux ? (A. de Musset) 5Comme le font observer G. et R. Le Bidois, à qui sont empruntés ces exemples, les deux que de la seconde phrase sont moins des représentants du si initial que des conjonctions introduisant des sous-phrases au subjonctif marquant l’alternative (propositions de condition ayant une nuance d’opposition) : qu’il ait tort ou qu’il ait raison, cela n’a guère d’importance.
On répète à l’envi de nos jours que divers temps et modes – passé simple et passé antérieur de l’indicatif, imparfait et plus-que-parfait du subjonctif – sont prétendument inusités, sortis qu’ils seraient de l’usage, pseudo-raison servant de prétexte pour ne plus les enseigner ! Or il serait plus juste ‒ et intellectuellement plus honnête – non seulement de les mentionner ‒ à défaut de les faire apprendre ‒ mais aussi de dire que si la langue soignée s’en est dotée, c’est bien parce qu’ils correspondent à des besoins de celle-ci, notamment sous sa forme écrite, lui permettant d’exprimer diverses nuances et finesses de sens. Mais voilà, faute d’être seulement reconnues, ces délicatesses de la langue soutenue finissent par être évincées, écrasées qu’elles sont par le rouleau compresseur nivelant tout raffinement de langage sortant de l’ordinaire et du prêt à porter linguistique utilitaire d’aujourd’hui. Et tout cela parce que la syntaxe, soit l’art de disposer des propositions dans des phrases complexes ‒ la célèbre dispositio de la rhétorique latine, fille de la rhétorique grecque ‒ n’est plus maîtrisée, même par nombre d’écrivains ‒ ou prétendus tels ‒ d’aujourd’hui…