QUADRAGÉNAIRE OU QUARANTENAIRE ?

Si le français dispose de deux mots pour désigner une durée de quarante ans, ce n’est pas par hasard, mais bien parce qu’ils ne sauraient s’employer l’un pour l’autre ! Quoiqu’ils soient apparentés, ils ont en effet des sens différents selon le contexte où ils apparaissent, car il n’existe pas de synonymes absolus. On appelle synonymes « les termes d’une langue qui ont entre eux une analogie de sens avec des nuances d’acception propres à chacun d’eux. Constituant un élément essentiel de l’idiome, ils enrichissent ce dernier par la précision et la variété qu’ils apportent à l’expression. » 1D’après Henri BÉNAC, Le Dictionnaire des synonymes, Hachette, Paris, 1956-1982 (préface) et René Bailly, Dictionnaire des synonymes de la langue française, Paris, Larousse, 1946-1974 (préface).

Quadragénaire, terme dont la première syllabe se prononce [k(w)a] 2C.-à-d. coua : cet adjectif signifie qui contient quarante unités (Littré). — Conformément au Dictionnaire de l’Académie française, dans les sept mots de quadragénaire, quadragésimal, quadragésime (d’où vient le terme de carême), quadrangulaire, quadrant, quadratrice, quadrature, la syllabe qua- se prononce [k(w)a]. Il en va de même dans les cinq mots suivants : quadriennal ou quatriennal, quadrifide, quadriflore et quadrifolié. Semblablement, les termes de quadrige, quadrirème, quadrisyllabe, etc., directement tirés du latin pour désigner des objets de l’Antiquité romaine, conservent en français leur prononciation d’origine [k(w)a]. Cette règle de prononciation concerne également les mots suivants, et ce pour la même raison : quadrillion ou quatrillion, quadrilobé, quadrinôme, quadripartite, quadrisaïeul (-eule), quadrivium, quadrumane, quadrupède, quadruple, quadrupler. — Le premier élément quadr(i)- est la forme que prend l’adjectif numéral cardinal latin quattuor dans les mots composés ou les termes formés sur leur modèle, tels que quadrijumeaux, qui date de 1753, quadriceps, quadriréacteur, etc.  , est à la fois un adjectif, comme dans l’expression nombre quadragénaire, et surtout un nom désignant un homme dans la quarantaine, soit âgé de quarante à quarante-neuf ans. Dans la langue familière on emploie l’apocope un quadra 3Le procédé phonétique de la troncation affectant le volume d’un mot s’appelle aphérèse lorsqu’il touche la ou les premières syllabes d’un mot ou d’une locution, comme dans [auto]bus, [auto]car, [An]toine, etc., et apocope, lorsqu’il affecte la finale d’un terme : alu[minium], dissert[ation], gym[nastique], math[ématiques], prof[esseur], etc. Ces termes tronqués sont des demi-ellipses expressives. Quant à la réduction par le milieu, ou syncope, elle est plus rare en ce qui concerne le lexique : mam’selle (ou mam’zelle) pour mademoiselle, mame pour madame, m’sieur pour monsieur, çui-là pour celui-là, etc.A signaler encore le joli terme de chandail, qui provient de l’aphérèse du groupe [mar]chand d’ail ! (Cf. J.-J. RICHARD, Manuel de stylistique française, Genève, éd. Slatkine, 2006, p. 67, note 1)..

Quarantenaire, essentiellement adjectif, est d’abord un terme de jurisprudence qui s’applique à une durée de quarante ans : prescription quarantenaire. Dans un deuxième sens –particulièrement d’actualité de nos jours ! ‒ il se rapporte à la quarantaine sanitaire : le covid est une maladie quarantenaire, c’est-à-dire entraînant une mise en quarantaine 4D’une durée de quarante jours à l’origine, cet isolement sanitaire imposé aux voyageurs, aux animaux et même aux marchandises en provenance de pays où règnent des maladies contagieuses est de durée variable. du patient. Un quarantenaire est donc une personne soumise à une quarantaine. Etant donné de surcroît qu’une quarantaine est un terme générique, la durée de celle-ci variant de cas en cas, ce mot ne peut s’appliquer à une personne âgée d’environ quarante ans ! Ni encore moins à un magasin fêtant ses quarante ans d’existence, comme dans l’exemple suivant : « Un jeune quarantenaire. La société M.V. célèbre cet été les 40 ans du supermarché X. » 

On comprend dès lors qu’employer quarantenaire pour quadragénaire est non seulement une grave erreur, mais peut donner lieu à un quiproquo pour le moins fâcheux, surtout en ces temps de pandémie…

Nous terminerons ce bref article par quelques considérations relatives au nombre quarante.  « Toutes les traditions rendent compte de la notion d’épreuve liée au chiffre 4, dont la signification profonde et antinomique est celle d’arrêt et de passage : la mise en quarantaine répond à une loi ontologique. Chez les Egyptiens comme dans le monde judéo-chrétien, les quarante jours qui suivent la mort préparent un passage difficile à franchir. […] Dans nos textes sacrés, le peuple hébreu marche quarante années après sa sortie d’Egypte. Le Christ jeûne quarante jours après son baptême, conféré par Jean le Baptiste. Semblablement, quarante jours de jeûne préparent le chrétien <à la Semaine sainte et> à la fête de Pâques, dont le sens étymologique, Pessah en hébreu, est aussi celui de passage. » 5Annick DE SOUZENELLE, Le Symbolisme du corps humain, Paris, Albin Michel, 1991, pp. 63s. 

Ainsi la sainte quarantaine désigne-t-elle le grand Carême, terme dérivant du « latin populaire *quaresima, forme altérée du latin classique quadragesima (sous-entendu dies), le quarantième jour [avant Pâques], sens développé dans le latin ecclésiastique, d’après le grec ecclésiastique tessarakostè hèméra (τεσσαρακοστὴ ἡμέρα). » 6Oscar BLOCH et Walther von WARTBURG, Dictionnaire étymologique de la langue française, 5e éd., Presses universitaires de France, 1968, s.v.

Au terme de cette brève mise au point, nous ne saurions assez insister sur la nécessité qu’il y a de vérifier scrupuleusement dans un dictionnaire, voire un dictionnaire spécialisé, comme ceux que nous avons consultés pour rédiger cet article, les sens et emplois des mots que l’on se propose d’utiliser. Le français écrit, en particulier, étant d’une grande richesse, et par voie de conséquence d’une redoutable complexité, on ne finit jamais d’en apprendre les innombrables singularités et subtilités…

PARALIPOMÈNES OU ÉLÉMENTS COMPLÉMENTAIRES

Dans un commentaire déposé sur notre site sosgrammatical.ch, pour attirer notre attention sur le fait que les termes de septuagénaire et d’octogénaire s’entendent souvent dans les médias à propos d’accidents dont sont victimes des personnes âgées, une lectrice attentive se demande si l’emploi des noms en –génaire serait lié à l’âge plus ou moins avancé de ces dernières, alors que l’on dirait fort justement : un(e) trentenaire s’est fait renverser par une voiture. 

Quant aux jeunes gens âgés d’une vingtaine d’années, ils n’ont même pas droit à un terme générique, remarque-t-elle ! C’est qu’en français, il n’existe pas, à notre connaissance, d’adjectif spécifique marquant une durée de vingt ans ; c’est à partir de trente que l’on trouve les formes en –enaire : trentenaire désigne une durée de trente ans, comme dans possession trentenaire, obligation trentenaire, etc. 

Mais alors pourquoi dit-on fort justement après un(e) nonagénaire, un(e) centenaire ? Serait-ce parce que, quand on vieillit, on aurait tendance à retomber en enfance, ajouterons-nous en manière de boutade ?

Si l’on dit quadragénaire, quinquagénaire, sexagénaire, septuagénaire, octogénaire et nonagénaire, ce n’est pas pour des raisons liées à l’âge qui augmente avec les années. Non ; la raison de ces différences est de caractère étymologique : en latin, en effet, les adjectifs numéraux ordinaux sont pour vingt / viginti : vicesimus et trente / triginta : tricesimus

A partir de quarante toutefois la syllabe –ce– de l’ordinal latin est remplacée par –ge– et ce jusqu’à nonante (quatre-vingt-dix) / nonaginta : nonagesimus. On a donc la série quarante / quadraginta : quadragesimus, cinquante / quinquaginta : quinquagesimus, soixante / sexaginta : sexagesimus, septante (soixante-dix) septuaginta : septuagesimus et huitante (octante, quatre-vingts) / octoginta : octogesimus.

A partir de cent / centum la syllabe –ge– disparaît et l’on a de nouveau l’ordinal simple en –esimus (sans c ni g): centesimus. Le mot de centenaire toutefoisvient de l’adjectif latin centenarius, qui signifie au nombre de cent : c’est par analogie que, pour marquer la durée, le suffixe –enarius a servi à former les adjectifs numéraux des dizaines à partir de trente : trentenaire, quarantenaire, cinquantenaire, etc., lesquels sont souvent substantivés en français : la société X fête son cinquantenaire, c’est-à-dire son cinquantième anniversaire. 

                                                                         Jean-Jacques Richard

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2 comments
  1. Cela paraît évident et pourtant …
    En tout cas , bravo ! excellente analyse !
    Et puis combien de fois entend on aux « infos  » , : une septuagénaire un octogénaire s’est fait renverser par exemple … pour une fois , pas de faute ! seulement c’est un terme que l’on emploie plus souvent pour les personnes plus âgées ! avez-vous remarqué ? Il y a bien « trentenaire » et encore .. Mais pour les vingt ans ?
    Cela me contrarie toujours quand on dit septuagénaire par exemple !!! On a vraiment l’impression qu’il s’agit d’une personne très âgée!!! nous y arrivons tous un jour mais est il nécessaire d’appuyer sur l’âge ? sans doute pour mieux frapper les esprits ?

    1. Bonsoir Madame,

      Je vous remercie du commentaire que vous avez déposé sur mon site intitulé Grammaticalité et grammaire française.. Grâce à vous, j’ai approfondi ma réflexion grammaticale et suis en mesure de répondre à vos questions. Je vous donne ci-après une partie des éléments complémentaires que je vais ajouter en appendice à l’article du site lui-même.
      En effet, les jeunes gens âgés d’une vingtaine d’années n’ont même pas droit à un terme générique. C’est qu’en français, il n’existe pas, à ma connaissance, d’adjectif spécifique marquant une durée de vingt ans ; c’est à partir de trente que l’on trouve les formes en –enaire : trentenaire désigne une durée de trente ans, comme dans possession trentenaire, obligation trentenaire, etc.
      Mais alors pourquoi dit-on fort justement, après un(e) nonagénaire, un(e) centenaire ? Serait-ce parce que, quand on vieillit, on aurait tendance à retomber en enfance, ajouterai-je en manière de boutade ?
      Si l’on dit quadragénaire, quinquagénaire, sexagénaire, septuagénaire, octogénaire et nonagénaire, ce n’est pas pour des raisons liées à l’âge qui augmente avec les années. Non ; la raison de ces différences est de caractère étymologique : en latin, en effet, les adjectifs numéraux ordinaux sont pour vingt / viginti : vicesimus et trente / triginta : tricesimus.
      A partir de quarante toutefois la syllabe –ce- de l’ordinal latin est remplacée par –ge- et ce jusqu’à nonante (quatre-vingt-dix) / nonaginta : nonagesimus. On a donc la série quarante / quadraginta : quadragesimus, cinquante / quinquaginta : quinquagesimus, soixante / sexaginta : sexagesimus, septante (soixante-dix) septuaginta : septuagesimus et huitante (octante, quatre-vingts) / octoginta : octogesimus.
      A partir de cent / centum la syllabe ge disparaît et l’on a de nouveau l’ordinal simple en –esimus (sans c ni g) : centesimus. Le mot de centenaire toutefois vient de l’adjectif latin centenarius, qui signifie au nombre de cent : c’est par analogie que, pour marquer la durée, le suffixe –enarius a servi à former les adjectifs numéraux des dizaines à partir de trente : trentenaire, quarantenaire, cinquantenaire, etc., lesquels sont souvent substantivés en français : la société X fête son cinquantenaire, c’est-à-dire son cinquantième anniversaire.
      En espérant avoir répondu à votre remarque, je vous prie d’agréer, Madame, mes salutations distinguées.
      Grammaticus

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