° « NOMOPHOBIE »

Lisant l’autre jour un article traitant du lien quasi viscéral qu’ont nombre d’utilisateurs avec leur smartphone, j’ai appris l’existence d’une “nouvelle” maladie, improprement appelée °nomophobie*. Pourquoi improprement ? Tout simplement parce que ce terme, à l’insu, selon toute évidence, de ceux qui l’ont inventé, est régulièrement formé de deux mots grecs, nomos (νόμος), qui veut dire la loi, et phobos (φόβος) qui signifie la peur, la crainte. Il signifie donc la peur des lois. A noter que ledit vocable est absent des meilleurs dictionnaires, tant de grec ancien que de grec moderne d’aujourd’hui.

Or, poursuivant ma lecture, j’ai appris à ma grande surprise que ce néologisme médical ne signifie pas du tout ce qu’une connaissance élémentaire de l’étymologie permet sans peine de deviner : ce serait trop simple sans doute… Que non point ! C’est un mauvais calque ‒ un de plus ! ‒ de l’expression anglo-américaine no mobile [phone] phobia !

Formé de la particule négative no, suivie d’une apocope (mo-), accolée sans transition au substantif d’origine grecque de phobie, il sacrifie la 3e syllabe, pho-[de phone] ‒ apocope passant ainsi à la trappe ‒ pour éviter probablement un redoublement gênant par rapport à la 3e syllabe de ce mot-valise. Une forme d’haplologie en somme, mais au résultat pour le moins ambigu. A tout prendre, l’acronyme FOMO (pour fear of missing out) est bien préférable à ce télescopage syllabique de mauvais aloi. Ou, si l’on tient vraiment à cet hybride néologique, il suffit d’y ajouter un b intercalaire pour le rendre intelligible à tout un chacun : nomobphobie !

Quoi qu’il en soit, ce curieux vocable ne saurait en aucun cas, pour la raison donnée ci-dessus, désigner le syndrome de dépendance du smartphone 1Et non °au, puisque l’on dit dépendre de qqch ! ! Et dire que ce terme, contestable à tous égards, est déjà entré dans certains dictionnaires…, électroniques pour l’instant. Et ce, vraisemblablement, sans la validation des autorités en matière de langue française que sont l’Académie française et sa Commission de terminologie et de néologie, le Conseil supérieur de la langue française, la Commission d’enrichissement de la langue française, etc.

Mais voilà, il en va de la connaissance du grec ancien ‒ et du français accessoirement ! ‒ comme de la connaissance et de la culture en général : ce sont des espèces en voie d’extinction…  Qu’on ignore la langue de Platon, cela se comprend, mais que l’on n’ait cure de l’étymologie, cela est indéfendable intellectuellement et scientifiquement parlant.

Et que dire, par ailleurs, des mots venant du grec et régulièrement formés, mais auxquels, de nouveau par ignorance, on donne un sens rigoureusement contraire ? Au nombre de ces termes d’emprunt employés dans un sens diamétralement opposé à celui qu’ils ont dans leur langue d’origine, citons celui d’empathie, mot fort à la mode aujourd’hui. En grec tardif, le substantif empatheia / ἐμπάθεια existe bel et bien : il signifie passion, dans le sens plutôt négatif de violence, d’animosité. Or, dans le sens qu’on lui prête en français, c’est bien évidemment le mot de sympathie qui s’impose. Malheureusement pour lui, ce beau mot s’est tellement déprécié ‒ « sympa la fondue d’hier soir ! » ‒ qu’il est désormais inutilisable au sens propre.

 Comme il n’est plus compris dans son sens de compassion, on est allé pêcher dans l’anglo-américain cette empathie – qui y est attestée sous la forme empathy dès 1904 « pour traduire l’allemand Einfühlung, mot employé par T. Lipps, créateur du concept en psychologie (1903) » – tout en la dépouillant, de manière parfaitement arbitraire, cela va sans dire, de sa nuance péjorative 2Cf le Dictionnaire historique de la langue française, publié sous la direction d’A. Rey aux éditions Le Robert, s.v. Le préfixe français com-, con-, vient de la préposition latine cum, qui signifie avec, soit l’exact équivalent de la préposition grecque syn / σύν-, utilisée comme préfixe sym– / συμ-, dans sympatheia / συμπάθεια — Terme de la langue philosophique, die Einfühlung désigne la « capacité de saisir de l’intérieur, l’intuition », au sens étymologique de ce terme d’origine latine : in-tueri : regarder à l’intérieur. (Dictionnaire moderne français-allemand / allemand-français, Larousse).. En fait, tout le raisonnement repose, si raisonnement il y a, sur le préfixe ein- en allemand, en / ἐν en grec, in– en latin, qui veulent dire dans, soit, en l’occurrence entrer dans le sentiment d’autrui, en éprouvant ce qu’il ressent. Fâcheux pour le sens propre du terme grec, appelé à la rescousse de ce raisonnement boiteux…

Que dire, sinon qu’il ne nous reste plus qu’à compatir à ces avatars linguistiques, souvent d’origine anglo-américaine, lancés à grand tapage médiatique par des gens dont la connaissance de l’étymologie, et accessoirement du grec et du latin, est le cadet des soucis… Voilà où mène le torpillage systématique des humanités classiques, sur lesquelles on s’acharne depuis la seconde moitié du XXe siècle.

 * Conformément à l’usage en vigueur dans certains ouvrages de grammaire, un petit ° mis en exposant devant un terme signifie que celui-ci est fautif, pour une raison ou pour un autre : orthographique, grammaticale, syntaxique, etc.

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